L'émerveillement, c'est la fleur de la conscience

 

 

 

  Maurice Genevoix :

 

"Admettre que les racines de l’art plongent dans un terreau magique, c’est peut être s’ouvrir un chemin vers les prestiges de la fleur, ses enchantements, ses sortilèges."

 

 

Youen  Durand Youen Durand - carrosse

 

 

Un poisson d'épouvante

 

À chaque fois qu'il l'apercevait, un frisson cannibale labourait son dos. Et pourtant il était bel et bien mort, tout raide sur son lit de glace, inerte comme un bout de bois flotté. Mais la grande gueule de ce poisson d'épouvante, bardée d'épines comme la tête du Christ sur la croix, le terrifiait. Cette bouche atroce grande ouverte était une béance insondable sur le néant. Un trou noir qui lui nouait les tripes !

 

Ce n'est pas par coquetterie halieutique que les gens de mer l'appellent communément "crapaud ou diable de mer". Ce poiscaille est vraiment hideux !

Youen ne s'était jamais vraiment habitué à sa présence dans les bacs de la petite criée du port de Lesconil qu'il dirigeait.

 

Mais, heureusement, pour le pêcheur qui, parfois le ramène dans ses filets, sa queue est un mets délicieux fort apprécié du gourmet. Comme par miracle, après un dépiautage  et un élagage dans les règles, l'immonde bestiole réapparaît à son avantage sur l'étal du poissonnier sous le doux nom de lotte. Mais la baudroie, nom vernaculaire de l'espèce, reste avant tout, à l'état premier, horrible à voir ! Youen avait beau essayer de se raisonner, sa rencontre avec la maudite bête le mettait mal à l'aise. Très mal à l'aise.

 

Depuis la lecture de la Bible et surtout du roman d'Herman Melville "Moby Dick", il était dévoré par une terrible crainte, celle  d'être mangé tout cru par un monstre marin, par un glouton des mers comme le mythique Kraken.

Dans les temps anciens, l'angoisse du mataf était de se noyer en mer et finir boulotté par les crabes comme un vulgaire appât ! Sans messe, ni sépulture digne de ce nom pour finir en beauté.

 

Youen, à chaque jour que Dieu fait, était hanté par l'image de Jonas retenu prisonnier au fin fond de l'estomac de la baleine. Cette obsession lancinante lui taraudait l'esprit, surtout la nuit tombée quand il rejoignait entre deux bourrasques sa bicoque. À chaque pas, il s'appuyait doublement sur sa jambe valide pour avancer. Sa démarche était saccadée mais il avançait quand même dare-dare. Et pourtant personne ne l'attendait à la maison, à part cette solitude glacée qui enveloppe les vieux célibataires. Il avait quand même hâte de retrouver la sécurité de son atelier, pour y troquer l'odeur entêtante et écœurante de poisson qui imprégnait encore ses vêtements contre celle, délétère, de la colle Scotch qu'il avait utilisé abondamment la veille et dont les effluves antalgiques et sournoises, flottaient encore dans l'air.

Bien à l'abri dans son baradoz (paradis), il sifflotait encore et encore le même air hypnotique de musique celtique pour oublier les bourrades du vent d'hiver contre les persiennes  closes. L'acétate d'éthyle de la colle l'enivrait tout doucement et, alors, dans un état second, il glissait lentement au pays des merveilles. Il s'était attelé cette année-là à une œuvre ambitieuse digne d'un conte de fées : un carrosse roulant sur le pavé de Versailles !

 

Pour les Bretons du bord de mer, l'existence est un corps-mort où s'amarrent les rêves les plus fous.

 

Artiste naïf ou as de la coquille ?

Youen  Durand Youen Durand

Il avait remarqué que les techniques qu'il mettait en œuvre pour réaliser ses œuvres intriguait les visiteurs. La prouesse de la réalisation prenait le pas sur le sujet traité, elle était disséquée et analysée par le public qui lui posait de nombreuses questions. Une pluie de compliments plus élogieux les uns que les autres tombait sur lui comme par miracle. On s'intéressait enfin à lui. Nul doute, que le souvenir inestimable de ce moment de bonheur trottait dans sa tête toute l'année. Alors, il attendait patiemment chaque été avec gourmandise pour présenter ses œuvres à la maison des associations de Lesconil. Mais pour lui ce n'était plus à proprement parler une présentation, mais une ostension.

Lui, le "Protestant" de confession, habitué à la sobriété et la rigueur du décorum vertueux du temple, il avait eu soudainement une révélation : la beauté naturelle des coquillages était une offrande du divin au bas monde.

Son imagination féconde avait trouvé cette matière abondante en bord de mer pour composer des tableaux. Il avait dû, pour y arriver, mettre au point ses propres techniques et adapter d'anciens savoirs comme l'art du pavage. Les charnières droites des huîtres hirondelles, si rares dans l'univers des mollusques étaient bienvenues dans un univers où la courbe est reine. Ces formes étaient une aubaine pour ce carreleur de la bagatelle ! La juxtaposition millimétrée de leurs coquilles nacrées donnait un résultat digne des plus belles mosaïques byzantines. Comme celles qui illuminent les voûtes des baptistères.

 

Sur sa palette de peintre coquillier, il y avait entre autres, le bleu noir violacé des bigorneaux, le rose vif des jujubes, l'orange nuancé des tellines, le blanc immaculé des lucines, les multiples jaunes ochracés des palourdes. Et aussi tout un catalogue de reliefs et d'effets à employer à volonté : les côtes, la granulation, les stries, les zébrures, les peignes, le marbré, la lumière nacrée, les lignes concentriques. Sous sa main experte, les patelles se transformaient en tesselles, les gibbules en abacules, la nacre moirée en pâte de verre chatoyante. L'impeccable glaçure des porcelaines rose pâle des grains de café et des vernis au beau brun rougeâtre égalait celle de l'émail. Quelques siècles avant, Bernard Palissy, le Prince des céramistes, avait mis au point ses fameux émaux jaspés. Ils étaient une obsession pour Palissy : "Je me suis mis à chercher les émaux comme un homme qui tâte en ténèbres ". Youen, comme en écho, déclarait à la fin sa vie : " Je cherche la clé du royaume des ténèbres et je ne l'ai pas encore trouvée".

 

Pour le croyant, le coquillage est un morceau de lumière divine que l'on peut  glisser dans sa poche.

 

On racontait dans les cuisines enfumées de l'arrière-port que les coquillages étaient les bijoux des âmes errantes des marins disparus en mer. L'absence du corps, déchiqueté et dévoré par les crabes, au-delà de la difficulté de faire son deuil, signifiait surtout pour le croyant, un obstacle insurmontable à la résurrection.

 

Une même obsession chez Durand et Palissy : la lumière de la matière face aux ténèbres.

Un prodigieux jongleur de bigorneaux.

 

À défaut d'être un roi de la godille comme les autres jeunes gens du port du fait de son handicap, Youen était devenu un as de la coquille, un prodigieux jongleur de bigorneaux.

 

L'artiste, le vrai, le "bankable" potentiel, veut être adulé. Il se voue corps et âme à l'expression du beau (du moins à ce que lui-même considère comme beau), avec l'espoir secret d'entendre sonner à ses oreilles les trompettes de la Renommée. Il souhaite signifier sa présence au monde par des créations destinées à être montrées au plus grand nombre.

L'artiste dit "singulier" est différent, car s'il affirme sa présence au monde, c'est par rapport au sien. Pas celui des autres. Son solipsisme artistique n'est pas  convivial. Et même s'il crée parfois des choses  extravagantes et monumentales (Le Palais Idéal du Facteur Cheval) , donc visibles, c'est pour eux. Mais la création de l'artiste dit "singulier" peut aussi et souvent d'ailleurs, être la simple fleur d'un jardin secret arrosée au fil des jours.  En catimini ! Ne pas tomber sous le jugement des autres, c'est ce qui compte le plus pour lui. Juste dire à la vie, je suis là, bel et bien là, présent dans mon monde !

 

L'artiste naïf s'apparente aux artistes singuliers. Sans peur, il prend  des raccourcis dans la grande forêt de la création ! Il ne se soucie pas des loups de l'art prêts à le croquer tout cru pour une perspective ou une proportion maladroite. Comme un enfant, il trace sa route en empruntant les chemins de traverse de la pensée magique. Rien ne lui est impossible, rien ne lui résiste. La raison des autres ne lui sert pas de boussole. Il navigue au vent portant de son inspiration en prenant surtout garde de ne pas se fracasser sur les écueils de l'académisme.

 

Le coquillage est solide, compact. On doit le couper pour le réduire et l'adapter à une exigence précise. Il ne sera jamais malléable comme la peinture à l'huile ou l'aquarelle. Pas de dilution, ni de fondu possible ! Il faut penser avant tout en termes de masse, volume et rigidité et s'accommoder d'une gamme restreinte de couleurs. Pour augmenter la difficulté, Youen n'utilisait que les couleurs naturelles. Aucune dérogation, pas le moindre pigment falsificateur. Juste du papier mâché pour les structures et de la colle pour assembler. Avec ces critères restrictifs, réaliser des œuvres aussi ambitieuses relevait de la performance. L'artiste choisissait son thème par envie et  non pas en fonction de sa faisabilité technique. C'est là un des traits majeurs des créateurs un peu fous comme le Facteur Cheval ou Robert Tatin :  rien ne peut les arrêter quand ils créent. La diversité des sujets abordés par Youen le montre bien : L'hallali, Le Jardin d'enfants, La femme Papillon, Les musiciennes, La parade du paon, et même, et c'est assez inattendu, la mythologie grecque (Bellerophon monté sur Pégase terrassant la chimère). Certaines de ses œuvres rentrent directement en résonance avec celles du Douanier Rousseau :   "Scène de vie tropicale", "Liberté, les chaînes brisées" et  "Le Charmeur de serpent".

Une patiente orfèvrerie

Youen  Durand Youen Durand

L'activité solitaire et souvent nocturne de l'artiste singulier est une parenthèse heureuse dans la vie de celui qui trime dur chaque jour pour gagner son pain. Pour les marins du port de Lesconil, qui avaient peu à peu délaissé la lecture de la Bible, l'espérance passait maintenant celle de la presse révolutionnaire. Une fois lues, les feuilles de l'Humanité enveloppaient les carottes et les choux.

Pour l'artiste singulier, l'art est surtout un voyage non organisé dans son monde intérieur. Échapper pendant quelques heures à sa condition difficile d'homme est une aubaine pour celui qui a de l'imagination. Pour Youen  c'était sans équivoque. Il prenait juste un petit remontant psychologique de temps en temps : un pèlerinage artistique à Pont-Aven. Pour communier avec ceux qu'il considérait  un peu comme ses frères d'armes : les Paul Gauguin, Émile Bernard, Maxime Maufra, Paul Sérusier, etc. Il en revenait gonflé à bloc, prêt à continuer son grand œuvre.

Youen avait été tailleur de vêtements avant que le prêt-à-porter tue la profession. Puis, il était devenu le responsable de la petite criée du port. Mais il n'avait pas oublié les fondamentaux rigoureux de son premier métier. Cette base technique l'avait bien aidé pour la réalisation de ses extravagances.

Elles lui demandaient  une énorme préparation en amont. Il devait se procurer les coquillages, les nettoyer, les trier, les ranger par genre, par taille, par coloris et parfois les tailler avant de s'attaquer au montage, au prix d'une patiente, très patiente, orfèvrerie.

Le radar de l'art

Youen n'apparaît pas sur les écrans du radar de l'art. Il s'est toujours refusé à vendre ses tableaux malgré quelques juteuses propositions.  Estimait-il que son art n'avait pas de prix ? Il avait choisi de rester à l'écart du grand cirque de l'art, par crainte d'y perdre son âme. Ses œuvres sont maintenant réparties entre sa famille, quelques proches et  la commune qui a bénéficié d'un legs à la mort de l'artiste. Grâce à la municipalité et à une association, son œuvre est de nouveau  montrée au grand jour pour le bonheur de tous.

Youen  Durand Youen Durand

 Au Pays d'Alice

Aller voir une exposition de Youen c'est comme pénétrer au Pays d'Alice. À moins de  :

 " Ne s'émerveiller de rien " comme Pythagore ou bien d'avoir déjà confié son âme d'enfant au croquemort, un voyage au pays de Youen Durand est un vrai délice, un remède contre le désenchantement. Les plus blasés trouveront cela pittoresque, les autres seront émerveillés.

Aux premiers, on peut rappeler que l'émerveillement, c'est la fleur de la conscience.

 

 

L'huître L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus rugueuse, d'une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C'est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l'ouvrir : il faut alors la tenir au creux d'un torchon, se servir d'un couteau ébréché et peu franc, s'y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s'y coupent, s'y cassent les ongles : c'est un travail grossier. Les coups qu'on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d'une sorte de halos. A l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d'en dessus s'affaissent sur les cieux d'en dessous, pour ne plus former qu'une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue, frangé d'une dentelle noirâtre sur les bords. Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à s'orner. 

 

« L’huître », Le Parti pris des choses, Francis Ponge

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Édouard Manet
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