ARTQUATIQUE : L'artiste et le monde aquatique
Il écarquille les yeux. Il vient de découvrir en contrebas un chaos de pierres chevelues posées sur une bande de sable qui borde une grande flaque d'eau qui s'étale à n'en plus finir. Jusqu'à toucher le ciel.
La pensée de notre homme est balbutiante. Il en est encore au stade ou chaque connaissance dérive de l'expérience.
Son soi se tient à la base de la pyramide de Maslow. Celle des besoins physiologiques primordiaux de la survie à court terme. Sa persona est primitive. La grande faucheuse passera pour lui vraisemblablement bien avant que le processus d'évolution ne le change profondément. Pour lui, l'âme du monde en est encore à ses balbutiements. Il n'a pas encore imaginé le premier des Dieux perché là-haut sur la montagne (mont Olympe ou kailash). Là, où, en fait personne, ne peut mettre en doute la véracité de ses projections mentales. Et de fait, celles-ci ne sont pas encore descendues dans son inconscient puisqu'ils n'existent pas encore dans son mental. Les rayons de la bibilothèque archétypale de sa psyché sont vides, ils ne se rempliront que plus tard.
PRIMUS IN ORBE, DEOS FECIT TIMOR
"La crainte des mortels a fait naître les dieux" - Lucrèce
Il a encore tout à apprendre (même s'il est déjà le fruit de millions d'années d'évolution). Et si son cerveau a grossi et qu'il atteint maintenant une cylindrée respectable, il est encore bien loin, en s'extasiant devant l'océan comme Charles Baudelaire :
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.
Il suit des yeux le grand tourbillon des oiseaux blancs dans le ciel. Il oublie un instant le dragon fantasque qui est caché sous la grande peau bleue qui s'étale devant lui. Le souffle du vent qui fouette son visage doit aussi caresser l'échine du monstre endormi. Par réaction, elle doit onduler. Ainsi naît la houle, spécule l'homme primitif : d'un frisson de dragon. Glaucos et ses sbires ne sont pas encore enfouis dans les méandres de l'imaginaire mais il commence à les imaginer. Le premier étage de sa persona commence à se mettre en place.
Mais où l'homme préhistorique va-t-il chercher cette image du dragon, puisqu'il n'en a jamais vu de ses propres yeux ? Dans une mystérieuse banque de données ouverte à son inconscient ( Le dragon est une image archétypale, une image partagée par les hommes que l'on retrouve dans de nombreuses mythologies).
Face à la mer, il éprouve une sensation inconnue : l'étonnement. Ce même sentiment qui l'habite face à un arc-en-ciel. Bizarrement il ne ressent pas cette peur irrationnelle qui lui noue habituellement les tripes quand il entend gronder le grand fauve du ciel ou qu'il voit l'éclair fendre la nuit en deux. Il s'interroge, tout simplement. Le courroux divin est dans l'antichambre de ses pensées.
"Tout ce qui est insolite, singulier, nouveau, parfait ou monstrueux devient un récipient pour les forces magico-religieuses" Mircea Eliade -Traité d'histoire des religions
L'attrait pour ce nouvel eldorado est plus fort que tout. D'autant plus qu'il va très vite s'apercevoir que c'est avant tout un garde-manger bien garni. Il n'a qu'à se baisser pour ramasser des coquillages. Cette nourriture abondante ainsi que la barrière infranchissable de l'eau, va favoriser sa sédentarisation et la vie en communauté. L'homme, cet "animal social" par nature va adopter les premières règles nécessaires à la survie du groupe et en donnant des sépultures pérennes à ses morts, leur vouer enfin un culte. Il pourra ainsi amplifier, ancrer, puis partager avec ses semblables son sens du sacré.
Il va sillonner l'estran, en long en large, découvrir un monde fabuleux et remarquer notamment la symétrie parfaite des coques des bivalves dont il se régale. Elle tranche tellement avec le désordre apparent. Il en fera des parures. La coquetterie, fille de la différence, est l'expression d'une proto-conscience esthétique. Le coquillage, par sa perfection naturelle devient vite un objet de d'interrogation, de curiosité puis d'échange.
Pus tard, Aristote procédera à un premier inventaire minutieux des coquillages. Une première démarche scientifique. Pour l'homme primitif la coquille à une forme singulière qui tranche avec le chaos ambiant. On trouve d'ailleurs des coquilles St-Jacques à l'intérieur des terres, à mille lieues de l'océan, dans des sépultures du mésolithique. Des fragments de coquillage seront utilisés pour parer les crânes des ancêtres (crânes de Jericho).
L'homme de la préhistoire va découvrir un monde qui change à chaque marée. Il va au fur et à mesure de ses découvertes, procéder à une classification inconsciente de tout ce qu'il voit, d'autant plus qu'il s'est sédentarisé. La comparaison est plus aisée. Au même endroit, au fil du temps, les choses changent. À l'émeraude tranquille des criques, à peine moucheté çà et là par des paquets bruns d'algues, succède la danse sombre et saccadée des tempêtes. Il fait un apprentissage de la beauté par l'expérience.
Il voit l'empreinte de ses pas sur le sable humide. Puis il s'aperçoit qu'il peut facilement y tracer des lignes et des courbes avec ses doigts. L'art naît d'abord par l'étonnement et l'amusement. L'apparition du pictogramme, c'est le début du langage. Des graphies plus élaborées viendront après. Il s'essaie à la distanciation. La distanciation exprimée par le dessin signifie la présence indubitable de la conscience. Comme il peut effacer à loisir ses dessins dans le sable, il les fait et refait à l'infini en essayant de multiples combinaisons. C'est le repentir qui fait progresser l'artiste. Il commence par reproduire les formes simples des modèles qu'il trouve facilement à marée basse, comme les étoiles de mer, avant de s'attaquer à des formes plus complexes. La dextérité vient avec l'exercice. Et un jour, comme Giotto enfant, il tracera avec un charbon sur la pierre des dessins de qualité (selon la légende, le peintre Cimabue aurait ainsi remarqué le talent précoce du petit berger).
Il s'amuse, il s'étonne. IL partage aussi sans le savoir aussi cette pensée de Goethe : « Ce que je n’ai pas dessiné, je ne l’ai pas vu ».
L'homme n'a pas encore de vision esthétique vraiment construite, mais il s'aperçoit qu'il est conscient des formes.
Il cherche d'abord à s'en saisir comme on saisit un objet, pour en disposer par la reproduction. Un jour, bien plus tard, il se rendra compte que la mer est aussi une "fabuloserie", propice aux rêveries.
Seulement une dizaine de poissons ont été recensés dans l'art pariétal alors que les grottes ornées regorgent de représentations d'animaux, du grand-duc à l'ours en passant par le rhinocéros.
Les parois rocheuses étaient plus qu'un simple carnet de notes. Si les représentations ne sont pas complètement fidèles, elles sont surtout évocatrices. Le dessin d'un animal est avant tout une interprétation (ventre renflé, pattes courtes). L'homme préhistorique ne représentait pas systématiquement les animaux de son environnement, il opérait un choix sélectif. Il n'y a pas, par exemple, de peintures représentant des rennes à Lascaux, alors qu'ils y étaient abondants.
Mais comment l'homme de la préhistoire a-t-il pu représenter au fond des cavernes, à la lueur tremblante des torches des animaux imposants, voire féroces, comme l'ours ou la panthère, alors que shooté par la raréfaction de l'oxygène dû à la combustion des torches (hypoxie), il était dans un état second ? Mystère.
Si Audubon, le célèbre peintre-ornithologue, chassait lui-même au "petit plomb" les oiseaux qu'il remettait ensuite "sur pattes" avec du fil de fer pour leur donner un semblant de vie, l'homme préhistorique devait obligatoirement procéder à une observation realisée au péril de sa vie pour réaliser ensuite de mémoire ses peintures. Pour certains spécialistes de la préhistoire, il les peignait lors de transes chamaniques.
Pour communiquer avec l'esprit de l'animal ?
Mais qu'est-ce que l'art ? Pour Picasso : "L'art commence où le réalisme finit." Au paléolithique, la reproduction picturale qui passe obligatoirement par l'emploi de techniques immédiatement accessibles (charbon de bois, hématite, gravure au silex, etc.), compose également avec les irrégularités du support (fissures, aspérités, etc.). Le creux, la protubérance, le renflement, la boursouflure, tout sert à créer du volume. Les sillons dans la pierre soulignent les traits, les rognons des silex sont déjà des yeux. Le geste créateur doit composer et s'adapter en permanence avec les irrégularités du support minéral. Il allie à la caresse du pigment étalé avec les doigts, la percussion agressive d'une pierre qui piquète la surface et va même jusqu'à vaporiser à l'aide d'un os des pigments naturels. Il est difficile de déterminer au travers des œuvres qui nous sont parvenues, la part d'intuition et de hasard qui les anime.
L'absence d'une technique totalement élaborée et maîtrisée conduit obligatoirement le dessinateur à un dessin rudimentaire qui, de fait, échappe au réalisme. Mais si pour l'homme primitif le but premier est de s'approprier l'esprit de la chose par la représentation au nom de la magie de la chasse, de la fécondité, ce qu'il reproduit, même maladroitement, est de l'art.
Le bleu de la mer
La mer est souvent bleue, d'un bleu parfois retors, mais toujours raccord avec la météo. La mer est toujours tirée à quatre oursins. C'est une élégante qui sait être désirable même quand elle pique des colères carabinées. Une fois calmée, la drôlesse sait se faire pardonner. Elle en fait des tonnes, se vautre dans la pétole, se farde de gris azuré, roule de la vaguelette comme une courtisane débutante, ses hanches. Elle nous offre même des bouquets de varech sans queue ni tête qui s'échouent mollement sur la plage.
La mer c'est un peu "le sujet phare" du peintre paysagiste, amateur ou professionnel. Le précurseur du genre, Joachim Patinir, l'intègre, dès le début du XVIe siècle, dans ses œuvres panoramiques et poétiques.
Elle deviendra ensuite un sujet à part entière comme chez Winslow Homer (XIXe).
Les Algues
Ci-dessous, le cyanotype, de la botaniste Dictyota Anna Atkins (1799-1871) est d'abord une reproduction à vocation scientifique. Mais cet antique procédé photographique monochrome n'est plus utilisé de nos jours que par des artistes. La reproductibilité qui découle de ce procédé est modificatrice du contexte tout en respectant la forme de l'objet représenté. La réalité est donc modifiée, elle donne ainsi le quasi-statut d'œuvre d'art à un herbier. La dominante bleue de cette reproduction de l'algue brune Dictyota dichotoma en fait un objet très contemporain.
La beauté foisonnante et souple des algues est remarquable. C'est un sujet éminemment graphique qui a été sublimé par des artistes comme Jean Francis Auburtin et Mathurin Méheut. Ils ont ausculté le monde marin dans ses moindres détails et l'ont magnifiquement propulsé sur le devant de la scène artistique.
Le Poulpe
Les marins l'appellent poulpe ou pieuvre, la science, céphalopode, la légende, Kraken. Les matelots anglais le nomme aussi "Devil-fish" (Poisson-Diable) ou "Blood-Sucker" (Suceur de sang).
Ce martien des océans, est un expert en camouflage. Il épouse le décor marin à la perfection pour passer inaperçu. Il surprend ainsi sa proie qu'il entoure de ses tentacules et qu'il immobilise à l'aide de ses nombreuses ventouses.
Les artistes de l'antiquité l'ont reproduit sur de nombreuses poteries et sur des objets en métal précieux. Le poulpe a un extraordinaire potentiel graphique.
De même que Raoul Dufy au XXe.
Ainsi que le terrible KRAKEN !
La Méduse
Dans la lumière diffuse des eaux marines, la méduse épouse le courant comme une bulle diaphane qui monte au firmament. Cette plante animale à des allures d'ombrelle. Mais on la trouve assez rarement en tant que telle chez les artistes peintres. Ils l'intègrent plutôt dans des panneaux décoratifs en tant qu'élément constitutif (Mathurin Méheut). Mais elle inspire aussi des écrivains comme Paul Valéry.
Des êtres d'une substance incomparable, translucide et sensible, chairs de verre follement irritables, dômes de soie flottante, couronnes hyalines, longues lanières vives toutes courues d'ondes rapides, franges et fronces qu'elles plissent, déplissent ; cependant qu'elles se retournent, se déforment, s'envolent, aussi fluides que le fluide massif qui les presse, les épouses, les soutient de toutes parts, leur fait place à la moindre inflexion et les remplace dans leur forme.....
Mais aussitôt elle se reprend, frémit et se propage dans son espace et monte en montgolfière à la région lumineuse interdite où règnent l'astre et l'air mortel.
Paul Valery - Degas Danse Dessin
Il faut absolument prendre connaissance des magnifiques planches du naturaliste rde Charles Alexandre Lesueur 1778 - 1846 (surtout, dans le cadre de cette chronique, celles relatives à l'univers marin)
Crustacés et Coquillages
Les crustacés, comme les coquillages, sont incontournables dans la nature morte classique. Ce sont les pierres angulaires de la "Still Life" (vie silencieuse) Hollandaise et Flamande. Ils portent une forte charge symbolique au service d'une peinture morale et philosophique.
Le crabe et le homard marchent à reculons, ce qui symbolise la déviance morale. Tous les deux muent, ce qui s'apparente à la résurrection. Les coquillages (souvent un nautile) sont utilisés pour évoquer la perfection divine.
La bataille du crabe et du singe est un conte ancien du japon très souvent illustré.
Le crustacé est un sujet de choix pour Bernard Buffet. Son style expressionniste fait de griffures sèches et cassantes s'accorde à la perfection avec la forme anguleuse des crustacés.
Parmi les magnifiques fresques de Cnossos (XV° ou XVI° siècle av. J.C - période minoenne - Grèce), il y a celle des dauphins. Elle décorait la chambre de la reine qui devait assurément faire de beaux rêves aquatiques.
Comme sorti d'un rêve aquatique, le Poisson d'or de Paul Klee.
La peinture polychrome de Jakuchu (1716-1800) est celle d'un bouddhiste respectant scrupuleusement toute forme de vie.
La raie est un sujet souvent repris par les artistes (Tal Coat, Soutine, Chardin)