De notre présence au monde
"Nouer les mains errantes de la nature" - Paul Cézanne
Nous sommes habités par nos pensées (60 000 par jour). On n’est jamais vraiment là, puisqu'on est déjà en train de surfer sur une nouvelle pensée. Et pourtant on cherche constamment à échapper à ce flux énigmatique, dans lequel on nous a fait prendre place, sans mode d'emploi. Mais pour cela, il faut arriver, comme le disait Cézanne à propos de sa peinture, à "nouer les mains errantes de la nature". Pour stopper un instant l'oscillation lancinante de notre cerveau culbuto. L'être est lancé sur l'autoroute de la temporalité. Se mettre au point mort est un exploit.
On voudrait vivre simplement sa temporalité, sans avant ni après, pour être heureux, en étant dégagé de toute préoccupation. Le défi est impossible à relever, car le calme de la sagesse n'est pas immédiat. Il est le fruit d'un long cheminement. IL ne peut pas être pas instanée puisqu'il se mérite.
Goûter à pleines dents au moment présent est immédiatement obéré par un renvoi permanent à notre passé et à notre futur. Notre esprit nous permet d'ailleurs de les entrevoir concomitamment. L'un est fantasmé, l'autre revisité, mais les deux nous plombent. Notre existence est un fardeau, car ce balancement maudit entre un futur qui nous berce d'illusions et un passé qui nous leste de ses regrets, taraude notre être profond. Futur et passé sont toujours là, tenaces et invisibles. En tâche de fond. On va de l'un à l'autre. Un punching-ball métaphysique. On tente alors de s'accrocher en vain à l'espoir qui n'est en fait que le paquet cadeau qui rend la chose désirable alors qu'elle est incertaine. C'est une bouée de secours que la vie nous tend, une couronne percée à laquelle on tente en vain de s'arrimer avant de lâcher définitivement prise.
Accepter d'être la vague, et ne pas chercher à être à tout prix être celui qui la domine, celui qui surfe dessus, c'est la seule solution.
Notre conscience est une tête de lecture qui suit un sillon tracé sur une feuille d'un mille- feuille. Ces feuilles correspondent à des états superposés, empilés, mais séparés et liés par l'entité gâteau. Parfois, accidentellement, l'aiguille de la tête de lecture saute, passe d'une feuille à l'autre, d'un état à l'autre et nous permet d'entrevoir d'autres mondes (les expériences dites - souvent avec mépris - paranormales).
Ces dimensions supplémentaires existent bel et bien et on peut les regrouper sous le vocable de monde suprasensible (ou d'arrière-monde). Possibilité, bien sûr, rejeté sans appel par les physicalistes et scientistes de tout poil. Mais si celui-ci n'existe pas, et donc qu'il n'y a pas d'arrière-cuisine, d'où viennent alors le fumet des illusions qui nous allèche et la lumière des intuitions qui nous éclairent ?
Nous remplissons notre vie de projets, de rêves, de désirs fantasmés, histoire de ne pas nous ennuyer, de faire passer le temps.
Cézanne cherchait, par sa peinture, à " nouer les mains errantes de la nature ". Comme lui, essayons de faire pour une fois un arrêt sur image sur le présent en nouant les mains errantes de notre destinée pour être tout simplement là et savourer l'instant présent.
Tout ce qui nous entoure, tout ce que nous voyons sans le regarder, tout ce que nous frôlons sans le connaître, tout ce que nous touchons sans le palper, tout ce que nous rencontrons sans le distinguer, a sur nous, sur nos organes et, par eux, sur nos idées, sur notre cœur lui-même, des effets rapides, surprenants et inexplicables.
Le Horla -
Guy de Maupassant