"Nous devrions savoir d'abord que tout est loin à jamais,
sinon ce ne serait pas la vie".
- André Dhôtel
J'ai vécu une vie à bas bruit au beau milieu du brouhaha général.
Dans ma jeunesse, prendre le train, c'était un peu la promesse de vivre pour de vrai une de ces aventures dignes d'un fanzine.
À son départ du littoral en début d'après-midi pour rallier Paris dans la soirée et assurer le retour des parents dès le lendemain à l'usine. Les enfants restaient bien sagement assis dans les compartiments, puis une fois l'imposant lombric d'acier en branle, ils déboulaient bruyamment dans le couloir. Ils en faisaient par la force du nombre leur terrain de jeu.
Fascinés, hypnotisés par un travelling sans fin sur le paysage, les plus jeunes s'agglutinaient en grappes mouvantes derrière les vitres. Le train étant perché sur le ballast comme une femme fatale l'est sur ses talons, chaque fenêtre de la voiture, en léger surplomb du plancher des vaches, devenait comme un balcon ouvert sur le monde.
J'étais, bien sûr, un de ces gamins.
Les coudes des plus grands, qui, tels des jeunes chiens fous, se coursaient dans l'étroit canyon constitué par le couloir, meurtrissaient au passage les chairs tendres et bronzées des plus petits qui se mettaient alors à couiner sans que personne y prête attention. Parfois, un des enfants entonnait d'une voix fluette une ritournelle que l'on reprenait tous ensemble, à tue-tête. Cela revenait, entre grands et petits, à fumer en quelque sorte le calumet de la paix. Le refrain d'une de ces ritournelles tourne d'ailleurs toujours en boucle dans ma mémoire :
Hé ho, mon coco !
T'es à peine haut comme trois pommes
Qu’au premier sanglot
Tu t’aperçois que la vie
C'est pas un truc à la gomme !
Excités par une bande-son métallique envahissante, bringuebalés en tous sens par les soubresauts des voitures passants à toute blinde sur les aiguillages, nous nous suspendions à tour de rôle à la barre qui filait le long du couloir de la voiture. On profitait de cet exercice simiesque pour lire, selon notre niveau de lecture, la plaque métallique informative apposée au bas des fenêtres. Et là, comme par miracle, on devenait instantanément polyglotte !
È pericoloso sporgersi, c'était "fabuloso" ! Bien plus rigolo que la phrase convenue : "ne pas se pencher au-dehors". Ça claquait fort et sonore comme une bulle de Blek le Roc !
Puis, à la tombée du jour, l'obscurité sortait sa grande gomme, celle de l'effacement. Le train fonçait alors à toute vitesse dans la morne plaine. Seuls, les longs coups de sifflet de la locomotive lui donnaient un semblant de relief. D'ordinaire, quand l'Étoile polaire brille au firmament, l'enfant dort à poings fermés dans son sac à rêves. Mais pour le retour des vacances d'été, les familles transgressaient, sans le moindre état d'âme, cette règle.
L'océan n'était plus déjà plus qu'un lointain souvenir. La rentrée scolaire et ses soupirs inquiets plombaient déjà l'ambiance. Dans ma petite tête, le dé de l'affectation à venir roulait follement d'un bord à l'autre de ma tête. Les menhirs étaient désormais loin, et maintenant seul le lendemain me préoccupait. Aurais-je la chance de retrouver à la rentrée mon copain de classe Mounir et mon gentil maître Gaby ?
Le paysage disparaissait dorénavant derrière la vitre, comme englouti par la nuit. On ne distinguait plus au premier plan que les masses sombres des habitations. Le train traversait alors à toute vitesse la "grande couronne" de la banlieue parisienne.
Cette banlieue tentaculaire était coiffée d'une guirlande lumineuse. Une fée facétieuse y avait déposé les mille et un éclats de son collier électrique. De l'autre côté, la réalité n'était déjà plus qu'un théâtre d'ombres. Il ne subsistait que les lumières.
Un trouble profond
Dans ma petite tête, j'imaginais dessous chaque une de ces lumières qui scintillaient au loin, une famille réunie autour d'une table en formica. Pas la mienne bien sûr, mais une autre famille ! Mais avec la vitesse, on zappait vite d'une lumière à l'autre. C'étaient des étoiles filantes qui se succédaient à toute allure. Elles me donnaient le tournis. Je réalisais alors que tous ces autres mondes seraient à tout jamais hors de portée. Ils semblaient, bel et bien, pourtant exister, mais ailleurs, hors de ma portée. Un ailleurs qui ne devait pas exister ! J'étais encore prisonnier du solipsisme aigu de la jeunesse (principe pour lequel il n'y aurait pour le sujet pensant pas d'autre réalité que lui-même). Je me sentais soudainement perdu. Mon petit cœur se serrait douloureusement, je venais de comprendre que j'étais irrémédiablement séparé des autres. Je connaissais alors mon tout premier vertige existentiel.
Une farandole lumineuse
Le train prenait de la vitesse. L'arrivée approchait à grands pas. À l'extérieur, une farandole lumineuse de plus en plus folle nous indiquait que le but approchait. Les enfants, fatigués, étaient enjoints par les parents à rejoindre illico le compartiment. Tous s'exécutaient sans moufter, tant ils étaient impatients d'arriver.
Je m'asseyais également, le cul collé au skaï de la banquette, la tête tournée désespérément vers la fenêtre. À l'extérieur, la succession rapide des lumières avait un effet stroboscopique. Si le skaï verdâtre bon marché était alors le cuir '"cheap" de la bête du rail, le mien était en train d'être tanné par mon hypersensibilité.
Le train des émotions
On troquait, dès l'arrivée à la gare Montparnasse, la fraîcheur océane et l'air iodé du départ contre une troublante touffeur citadine : un mélange surprenant et séduisant de parfums d'hydrocarbures et d'épices urbaines. Dès le lendemain, la vie ne reprendrait son cours. On retrouvait alors ses copains, son vélo, son couchage et les parties effrénées de jeux de billes.
Soixante ans plus tard, ce train des émotions, pareil à celui de Verlaine (Âme, te souvient-il, au fond du paradis, De la gare d’Auteuil et des trains de jadis), n'a jamais trouvé son terminus.
Je rencontrerai bien plus tard le fameux " esse est percipi" (être, c'est être perçu) de Berkeley. Pour lui, l'esprit est la seule réalité, alors que pour le brillant Kant, il existe un a priori inconnaissable en soi, mais un esprit qui tente vaille que vaille d'en faire l'expérience (je me reconnais !).
Je prendrai également connaissance de la notion de solipsisme convivial (le solipsisme convivial part de l'idée que si la mesure est la perception d'un état par un observateur, il faut la partager avec les autres pour faire société).
Une mesure n'est alors pas uniquement une action physique, mais l'acte perceptif d'une conscience.
Bref, j'étais encore ce poussin qui doit crever la membrane à coups de bec pour réellement venir au monde.
Je me sentais soudainement perdu. Mon petit cœur se serrait douloureusement, je venais de comprendre que j'étais irrémédiablement séparé des autres. Je connaissais alors mon tout premier vertige existentiel.
J'ai découvert bien plus tard les lumières des "infinity mirrors" de Yayoi Kusama. J'ai fait le lien avec Carlo Rovelli qui résume notre monde à "un jeu de perspective, un jeu de miroirs qui n'existent que dans leur reflet l'un dans l'autre". La quête de sens qui nous anime se résumerait uniquement à polir un de ces miroirs (Polir le miroir - Ram Dass). Nous n'existons en fait que par la grâce de ces reflets. De l'un dans l'autre. D'ailleurs, nous ne nous cognons pas la tête constamment contre des murs, mais contre des miroirs qui reflètent notre ignorance !
Ces lumières m'ont ramené à cet instant précis du passé où les lumières de la ville derrière la vitre appelaient mon âme. L'ineffable peut être exprimé par l'art, d'où ce "Divali" photographique que vous trouverez à la fin de ce texte.
Je découvrirai bien plus tard le fameux " esse est percipi" (être, c'est être perçu) de Berkeley. Pour lui, l'esprit est la seule réalité, alors que pour le brillant Kant, il existe un a priori inconnaissable en soi et l'esprit tente vaille que vaille d'en faire l'expérience.
Bien plus tard, je découvrirai la notion de solipsisme convivial (le solipsisme convivial part de l'idée qu'une mesure est la perception d'un état par un observateur).
Une mesure n'est alors pas uniquement une action physique, mais un acte perceptif.
Bref, j'étais encore à l'image de ce poussin qui doit crever la membrane à coups de bec pour vraiment venir au monde.
Nous sommes un fétu pensant perdu dans l'immensité, un fétu ballotté par les flots du destin, au gré d'une mécanique obscène et têtue, et on veut donner à tout prix un sens au chaos qui nous habite.
Si je me suis résigné à rejoindre docilement le rang qui m'était assigné dès ma naissance au sein de la grande forêt des résignés pour vivre ma vie à bas bruit, je me livrerai néanmoins secrètement à l'escrime mentale. Même si j'ai parfois été tenté parfois de gober le susucre lexomilien de la conformité. Un sucre, qui, s'il est généreusement arrosé du distillat de l'ennui (LA VIE OSCILLE, COMME UN PENDULE, DE LA SOUFFRANCE À L’ENNUI - SCHOPENHAUER), est aromatisé du goût de l'illusion. Notre vie n'est qu'un des points du référentiel possible, c'est une fractale qui succède ou précède une autre fractale. L'infini, c'est le fini qui se succède à lui-même, à n'en plus finir !
Si notre vie est ballottée jusqu'à l'écœurement par les flots du destin, par une mécanique obscène, le baratin des vendeurs d'éternité n'est donc qu'une escroquerie. Être escroqué est une chose, être consentant en est déjà une autre, mais alors en être son prosélyte pour assoir ses propres privilèges est grave, très grave ! On naît façon puzzle, mais sans l'image que l'on doit reconstituer et c'est toute la différence ! C'est à nous de décider quelle image on va reconstruire, c'est là où se loge notre libre-arbitre !
Et si on reçoit tous en théorie en cadeau de naissance un hochet de bienvenue à la naissance, il est impossible par la suite de se soustraire à sa classe sociale d'origine !
On ne vient pas au monde n'importe où.
On naît tous dans une salle d'attente !
À espérer la promesse d'une vie meilleure, sinon celle d'un hypothétique paradis. Le programme est enclenché. Le problème, c'est que quand ce qui devait advenir est advenu, c'est tout de suite du passé et le passé, c'est du remords stérile !
Le passé est le cimetière de la pensée.
Un avion en surcharge ne peut pas décoller, alors, il faut apprendre à voyager léger.
Le passé est le cimetière de la pensée. Il faut éviter de s'y rendre trop souvent !
Tabula razzia
On nous attribue à la naissance une carte remplie à l'encre sympathique. À chacun, en théorie, de révéler son futur. Mais on s'aperçoit que si c'est effectivement tabula rasa pour la plupart, c'est surtout tabula razzia pour quelques-uns !
Ceux-là mêmes qui vous feront croire par la suite que votre propre salut passe d'abord par leur prospérité. Il y a eu indubitablement un glissement du religieux vers le capitalisme. Le capitalisme décomplexé reprenant à son compte cette vision de l'acquisition du salut par le ruissellement économique produit par l'opulence des classes dirigeantes.
" La mort est bon berger, elle ne perd jamais rien de son troupeau "
Heureusement, la mort, celle qui à la fin vient ironiquement jeter une dernière poignée de terre finale sur l'égo, met fin à cette distribution arbitraire des rôles. Je resterai ainsi toute ma vie dans l'attente (inquiète) du terminus, car je sais qu'il viendra inexorablement (comme pour tout un chacun) clore l'expérience. Comme le dit Alphonse Rabbe dans son "album d'un pessimiste" : " la mort est bon berger, elle ne perd jamais rien de son troupeau".
La mort, c'est le temps qui n'existe pas qui, quand même, s'évapore.
L'escrime mentale est un sport cérébral. Il consiste à toucher virtuellement l'adversaire tout en l'esquivant, tout en le laissant confit en tant que pantin prétentieux accroché à ses certitudes. Esquiver et oublier les baratineurs de tout poil, la pensée livrée clés en main, les propositions alléchantes des truqueurs de vie. Il faut surtout terrasser le moi narcissique qui prend toute la place chez l'humain. C'est un combat de tous les instants. Il suffit juste d'attendre patiemment que le temps ratatine enfin les illusionnistes pour comprendre qu'en ce monde tout est vain de chez vain. Esquiver également la moraline à deux balles, la mélasse poisseuse de la conformité attendue, faire aussi et faire notamment le pas de côté nécessaire afin d'éviter la flaque trompeuse des terribles biais cognitifs (toujours vérifier s’ils ne soient pas à l’œuvre derrière nos raisonnements). Les conditions requises par ce sport mental sont nombreuses pour y performer, mais y arriver c'est un moyen de rester silencieusement vivant.
Cette forme d'autonomie psychique permet de rester vivant en nous permettant de résister à la connerie triomphante.
« Le privilège d’une vie est de devenir qui vous êtes vraiment. »
C.Jung
ET NON CE QUE L'ON ATTEND DE VOUS !
Tout est māyā
" Le monde n'est qu'illusion ", nous disait déjà Nāgārjuna au 2ᵉ siècle de notre ère (il n'apparaît que depuis peu de temps au programme de philosophie de l'Éducation nationale).
Si tout est illusion, raison de plus de se tenir à l'écart des injonctions stupides de la pensée conforme. À l'instar de celle mise en exergue par Jean Paulhan dans son essai, maintenant oublié : "Les Fleurs de Tarbes "Il dénonçait par ce titre, l'absurdité : celle d'une pancarte qui annonçait à l'entrée d'un parc de la ville : "Il est défendu d'entrer dans le jardin avec des fleurs à la main ! ".
On trouve malheureusement ce type de pancarte au seuil de tous les parcs de pensée. Il faut penser conforme avant toute chose pour être accepté !
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" Plus tu es intelligent, plus tu souffres "
- Schopenhaeur -
Dur d'être con pour ne pas souffrir ?
Décidément, je n'y arrive pas !
À quoi ?
À être con ! Con de chez con !
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Nés dans les choux qui poussent de l'autre côté du mur de Planck
Nous ne sommes au final qu'un faisceau dynamique de perceptions qui produit un mille-feuille de sensations qui nous sert de corps. Un mille-feuille mystérieux dont le sucre glace de surface reflète un lien fugace avec un ailleurs indéterminé (et souvent fantasmé).
Même si notre capacité à être conscient résulte pour une grande partie de l'agitation quasi miraculeuse d'un shaker biochimique, nous garderons toujours un peu quelque part le sentiment d'être nés dans les choux qui poussent de l'autre côté du mur de Planck.
Le temps qui n'existe pas à quand même passé, inexorable, impitoyable, mais je suis toujours ce môme qui fonce dans la nuit à bord d'un train.
Pour finir : Le texte de jean d'Ormesson, " Le train de la vie"
« À la naissance, on monte dans le train et on rencontre nos parents.
Et on croit qu’ils voyageront toujours avec nous.
Pourtant, à une station, nos parents descendront du train, nous laissant seuls continuer le voyage…
Au fur et à mesure que le temps passe, d’autres personnes montent dans le train.
Et elles seront importantes : notre fratrie, nos amis, nos enfants, même l’amour de notre vie.
Beaucoup démissionneront (même éventuellement l’amour de notre vie), et laisseront un vide plus ou moins grand.
D’autres seront si discrets qu’on ne réalisera pas qu’ils ont quitté leurs sièges.
Ce voyage en train sera plein de joies, de peines, d’attentes, de bonjours, d’au revoir et d’adieux.
Le succès est d’avoir de bonnes relations avec tous les passagers pourvu qu’on donne le meilleur de nous-mêmes.
On ne sait pas à quelle station nous descendrons, donc vivons heureux, aimons et pardonnons.
Il est important de le faire, car lorsque nous descendrons du train, nous ne devrons laisser que de beaux souvenirs à ceux qui continueront leur voyage.
Soyons heureux avec ce que nous avons et remercions le ciel de ce voyage fantastique.
Aussi, merci d’être un des passagers de mon train.
Et si je dois descendre à la prochaine station, je suis content d’avoir fait un bout de chemin avec vous.
Je veux dire à chaque personne qui lira ce texte que je vous remercie d’être dans ma vie et de voyager dans mon train. »
« Le monde est un jeu de perspective, un jeu de miroirs qui n’existent que dans leur reflet, l’un dans l’autre. »
- Carlo Rovelli -
La nuit je mens
Je prends des trains à travers la plaine
La nuit je mens
Je m'en lave les mains
J'ai dans les bottes des montagnes de questions
Où subsiste encore ton écho
Où subsiste encore ton écho
- Alain Bashung -